Les trois auteurs apportent des éclairages approfondis et complémentaires qui permettent au lecteur de suivre dans les deux premiers chapitres la chronologie du processus de colonisation (chapitre 1) et d’annexion (chapitre 2) et d’en comprendre les divers mécanismes, notamment à travers un chapitre sur l’instrumentalisation du droit (chapitre 3) et un autre sur « la terre et l’eau » (chapitre 4). Le livre s’achève par un chapitre sur l’enjeu majeur des évolutions démographiques de la Palestine historique [2] (chapitre 5). Extrêmement bien documenté, l’ouvrage n’ennuiera pas un public déjà averti de la situation au Proche Orient, mais peut également constituer une riche introduction aux principaux enjeux du conflit. Les nombreuses cartes et plans en couleur qui illustrent l’ouvrage en constituent un des principaux attraits.
Si les cinq chapitres de l’ouvrage peuvent se lire indépendamment les uns des autres et sont autant d’excellents articles, la lecture de l’ensemble permet de dégager un certain nombre de traits constitutifs de la compétition israélo-palestinienne sur le territoire.
Premier enseignement : le processus de colonisation est inhérent au sionisme tel qu’il s’est développé depuis la fin du XIXè siècle et n’a jamais été remis en cause par les autorités israéliennes. Les deux premiers chapitres sont de ce point de vue particulièrement éclairants qui montrent exemples et chiffres à l’appui que la colonisation a bien été continuellement prise en charge par les gouvernements qu’ils soient de droite (Likoud essentiellement) ou de gauche (travaillistes). Les auteurs démontrent ainsi que ce sont les travaillistes qui ont donné le véritable élan à la dynamique de colonisation après la guerre des Six Jours (qui, en 1967, s’était achevée par l’occupation du Golan, de la bande de Gaza et de la Cisjordanie) et que le Likoud arrivé au pouvoir en 1977 n’aura eu qu’à l’accélérer. Les principales différences entre les deux formations résidant essentiellement dans les lieux d’implantation privilégiés pour les colonies. Le processus d’Oslo vu à travers l’évolution du nombre de colons dans les années 1990 semble relativement illusoire : en parallèle des négociations qui aboutiront en 1995 à une partition de la Palestine en trois zones (A,B,C) définies par le degré d’autonomie dont disposent les Palestiniens et l’Autorité Palestinienne nouvellement créée, le nombre de colons en Cisjordanie passe de 100 000 en 1992 à 151 000 en 1996 (sous un gouvernement travailliste).
Les premières négociations abordant les grandes questions (Jérusalem, réfugiés, colonies, frontières..) sont celles de Camp David (juillet 2000) et surtout de Taba (janvier 2001). Si les premières sont un échec, les secondes qui aboutissaient notamment à l’acceptation par Israël du principe de continuité territoriale du territoire palestinien s’achèvent brutalement fin janvier 2001 avec l’élection d’Ariel Sharon qui intervient elle-même dans un climat de violences provoqué à la fois par les répercutions du refus des accords de Camp David par Yasser Arafat, et de la provocation qu’a constituée la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées entouré de 1 000 policiers. Le développement du Hamas, les premiers attentats suicides qui interviennent en 2000, et les attaques du 11 septembre 2001 donnent corps à la menace « terroriste » et contribuent à valider l’approche du nouveau premier ministre israélien pour qui Israël doit achever la guerre d’indépendance initiée en 1948 et donc revenir sur les accords d’Oslo pour assurer sa sécurité et sa pérennité. En 2002, les opérations de reprise de contrôle de la Cisjordanie et la décision de construire le Mur s’inscrivent dans cette voie qui n’a pas été remise en question depuis.
Aujourd’hui 400 000 colons israéliens vivraient en Cisjordanie et à Jérusalem Est ; les territoires palestiniens sont désarticulés, phagocytés et les perspectives d’autonomie sont plus que réduites. La politique menée maintenant depuis de longues années par Israël consiste selon les auteurs à maintenir les rapports de force sur le terrain, à empêcher toute constitution d’un Etat palestinien bénéficiant d’une continuité territoriale par une politique des faits accomplis.
Deuxième enseignement issu du précédent : le processus d’annexion des territoires palestiniens se poursuit, voire s’accélère. Les auteurs le démontrent assez aisément grâce aux exemples du Mur et de Jérusalem. Les motifs sécuritaires affichés pour justifier de la construction du mur sont un voile pudique jeté sur une politique d’annexion de facto. Les cartes et les analyses géographiques précises des auteurs prennent ici tout leurs sens : le tracé du mur renforce évidemment Israël et conforte ses ressources tandis qu’il souscrit des territoires palestiniens de très bonnes terres et les zones de captage des eaux. Le foncier touché par le Mur correspondrait à plus de 10 % de la surface de la Cisjordanie. L’activité économique, les modes de vie sont totalement entravés et perturbés (50 000 Palestiniens sont par exemple « enclavés » entre le mur et la ligne verte, frontière « officielle » d’Israël et des Territoires palestiniens). De même, Jérusalem est rendu invivable aux Palestiniens par les nouvelles constructions et installations, les séparations, le Mur qui compartimentent l’espace des Palestiniens.
Dans ces processus de dépossession du territoire, l’appropriation de la terre et de l’eau prend une importance capitale. Selon les auteurs, un foyer palestinien sur deux se contenterait d’un repas par jour, la moitié des Palestiniens seraient dépendants de l’aide alimentaire internationale. Et ce, sur une terre riche et traditionnellement fertile et exportatrice. Sans nier la responsabilité de modes de gestion peu efficients des ressources par les Palestiniens, les auteurs incriminent également les phénomènes de spoliations et d’entraves continuelles qui entraînent une dépendance sans cesse accrue à Israël pour l’approvisionnement alimentaire et en eau. Des tableaux comparant les usages et les quantités d’eau disponibles des Israéliens, des Palestiniens et des colons sont particulièrement instructifs. S’il existe aujourd’hui des accords et des instances communes pour la gestion des eaux, leur rôle et leur influence apparaissent faibles, compte tenu des rapports de force sur le terrain.
Le troisième enseignement porte sur la force et le droit. De la lecture de cet ouvrage ressort clairement l’impression que les Palestiniens se trouvent démunis face aux continuelles oppressions qu’ils subissent de la part d’un Etat israélien nationaliste et expansionniste. De ce point de vue, le chapitre sur l’instrumentalisation du droit éclaire précisément la façon dont les rapports brutaux entre occupants et occupés sont habillés d’une légalité caractérisée de factice parce qu’elle est conçue et interprétée par ceux qui tiennent les armes. A travers l’analyse de deux jurisprudences, les auteurs montrent les principes juridiques qui encadrent aujourd’hui les différents processus d’appropriation des territoires et relèvent l’importance de la doctrine en matière de sécurité, doctrine dont la conception ne résulte pas du judiciaire mais bien du politique.
Mais si le droit est ainsi mis au service de la politique, si la colonisation est un processus continu accepté, voire encouragé par l’Etat, c’est bien, nous disent les auteurs parce que cette politique d’annexion est inhérente au sionisme, elle constitue « la part d’ombre » de ce nationalisme. Au-delà des préoccupations sécuritaires qui sont au cœur de l’argumentaire israélien, le moteur des politiques de colonisation résiderait dans une dynamique d’extension territoriale de l’Etat hébreu. Ces analyses affirmées en introduction ne sont probablement pas assez étayées ici par une étude en profondeur de la société israélienne et de ses courants idéologiques. De même, la question sécuritaire, qui n’est certes pas l’objet central de l’ouvrage, se trouve probablement un peu vite balayée et les mouvements de lutte palestiniens ne sont qu’à peine mentionnés. Mais, ce que démontre aisément l’ensemble de l’ouvrage, c’est que les proportions considérables prises par le processus de colonisation empêchent tout espoir de création d’un Etat palestinien viable. C’est donc bien d’une remise en cause radicale de la politique israélienne que peut apparaître la possibilité d’une coexistence entre deux Etats.
Dernier enseignement : les projections démographiques peuvent sous-tendre des politiques bien différentes. Selon les projections « neutres » de Y. Courbage, en 2020, le territoire de la Palestine historique (Israël et les Territoires occupés), compterait 8,1 millions de Palestiniens et 6,7 millions de juifs. Ce renversement de tendance démographique [3] notamment dû au probable tassement des flux d’immigration vers Israël et à la fécondité plus élevée des Palestiniens peut justifier une politique israélienne d’acceptation d’un Etat palestinien (c’est ce que suggèrent les auteurs), ou, au contraire, une politique d’annexion toujours plus offensive visant probablement à provoquer une émigration importante.